La forge de Lövsta et la dynastie De Geer

Par Karin Monié. Traduction: Caroline Chevallier

Sur la façade du manoir de Lövsta, sur le retable de la chapelle, et à maints autres endroits, on peut voir le blason rouge et blanc de la famille De Geer, avec leur devise en français: «Non sans cause». Ce blason, au dessin sobre, n’est pas seulement d’une grande élégance, il est aussi plein de bon sens.

Les origines de la forge de Lövsta remontent au Moyen-Âge. C’était à l’époque une forge paysanne, qui devint propriété de la couronne et fut confiée, une courte période, à Willem de Besche et à Louis De Geer. Ce dernier racheta bientôt l’exploitation. Elle demeura ensuite aux mains de la famille de Geer jusqu’en 1917, date à laquelle elle fut vendue à la société Gimo-Österby. Au fil des siècles, la descendance De Geer se divisa en plusieurs branches. Celle qui resta attachée à Lövsta écrit son patronyme «de Geer», le «d» minuscule caractérisant la branche de Lövsta.

Louis De Geer, premier de la lignée en Suède, était négociant et banquier. Avec son épouse Adrienne Gérard (1590–1634), il quitta Dordrecht pour s’installer à Amsterdam, où il développa avec succès son activité commerciale et financière. Il prêta des fonds à la couronne de Suède, ce qui lui facilita l’obtention du contrat d’exploitation de la forge. Il devint sujet du royaume de Suède en 1627 et put acheter la forge en 1643, en pleine guerre de 30 ans. Il est peu probable que lui et sa femme soient jamais venus à Lövsta, mais leurs deux portraits n’en sont pas moins suspendus dans la salle à manger du manoir. En 1641, Louis De Geer fut anobli en Suède, ce qui était d’une importance capitale pour la suite de sa carrière suédoise.

De Geer consacra une grande partie de ses efforts à Norrköping, ville vers laquelle était dirigé un pourcentage important de la main-d’oeuvre wallonne immigrée. Il est entré dans l’histoire comme le père de l’industrialisme suédois. Il ouvrit des fonderies de canons, des forges et des manufactures de textile. Il fit construire à Stockholm un palais de style baroque néerlandais, et projeta la construction du magnifique château de Finspång, que ses héritiers achevèrent. Homme de finance, il s’intéressa aussi à l’éducation des jeunes. Avec la complicité d’Axel Oxenstierna, il fit venir à Stockholm Jean Amos Comenius, théologien et pédagogue tchèque de renom, ce qui prouve un engagement pour l’instruction s’inscrivant dans l’esprit de la Réforme. Comenius fut même reçu par De Geer à Finspång, en 1642. A Lövsta, une école fut ouverte, accueillant aussi les filles, preuve supplémentaire, s’il en fallait, du penchant de De Geer pour l’apprentissage et l’instruction.

Après sa mort en 1652, son fils Emanuel De Geer (1624–1692) hérita de la forge de Lövsta; il développa l’activité, racheta en 1668 ce qu’on a appelé la forge paysanne, puis Tobo. Au cours des années 1670, Lövsta devint la plus grande usine de fer du pays. Mais pas plus que son père, Emanuel ne vint s’y établir. La bonne marche de la forge était confiée à des administrateurs compétents.

En 1692, c’est Charles De Geer (1669–1730), un neveu, qui hérita du domaine. Stora Wäsby faisait partie de la succession. On consacra beaucoup d’énergie à l’agencement du manoir, qui fut terminé vers 1702. Les rendements étaient bons, mais la catastrophe était imminente. En 1719, pendant la grande guerre du Nord, les Russes incendièrent toute la forge. Charles De Geer s’investit dans sa reconstruction. Lövsta prit alors à peu près la configuration et l’aspect que nous voyons encore aujourd’hui. L’usine, autrefois rouge, prit la couleur ocre qu’elle a encore de nos jours. Charles De Geer s’attacha aussi à la reconstruction des villages alentour, et finança notamment celle d’Österlövsta et celle de Karlholm. On le remercia de son zèle en le nommant gouverneur de la province.

Lorsqu’il mourut en 1730, la plus grande partie de l’héritage, conformément à un régime juridique d’indivisibilité, alla à son neveu, lui aussi prénommé Charles. Le frère aîné de celui-ci, Louis (1705– 1758), avait déjà repris Finspång.

Charles De Geer (1720–1778) avait grandi à Utrecht et bénéficié d’une éducation érudite, notamment en sciences et en techniques. En 1739, à 19 ans, il arriva à Lövsta pour la première fois, et deux ans plus tard, en 1741, il prit la tête de l’exploitation. L’administrateur en place, Eric Touscher, l’accueillit avec un long poème, qu’il avait fait rédiger pour donner au jeune maître de forge un aperçu de tout ce qu’on attendait de lui. La postérité se souvint du nom de Charles De Geer, surtout, pour ses qualités d’entomologiste, de fondateur de la riche bibliothèque du manoir de Lövsta, et de membre de l’Académie Royale des Sciences de Suède.

Il fut le premier De Geer à se marier avec une Suédoise, Catharina Charlotta Ribbing (1720–1787), et le premier aussi, dans l’aristocratie de ce pays, à faire vacciner ses enfants contre la variole. Jusqu’à sa mort, en 1778, il vécut au manoir de Lövsta qu’il avait, avec beaucoup de soin et à grands frais, fait aménager au goût du temps. On y menait une vie mondaine et hautement culturelle, dans laquelle la musique avait une large part.

Charles De Geer fut remplacé par son fils, du même prénom, né en 1747. Politiquement engagé, celui-ci critiquait le pouvoir absolu du roi Gustave III et, en tant que chambellan, il exerça une influence notable à Stockholm.

A sa mort en 1805, son fils Carl (1781–1861) reprit le domaine, qui s’était encore agrandi. Carl se consacra lui aussi à la vie politique de la capitale, devint président de l’assemblée de la noblesse aux états-généraux du royaume, puis obtint le titre de comte. Il étendit encore les terres de la famille en achetant d’autres biens en Scanie et en Sudermanie; il passait pour être à la tête de la plus grande fortune de Suède. Le manoir perdit cependant, sous sa conduite, un peu de l’importance qu’il avait eue au temps de son père et de son grand-père.

Après lui, l’héritage passa aux mains du petit-fils de son oncle paternel, Carl Emanuel, dit «Manne», puis, après le décès de celui-ci en 1877, à celles son frère Louis (1824–1887), qui modernisa la forge et introduisit à Karlholm l’affinage dit «de Lancashire». Son fils Carl (1859-1914), appelé «le bon baron», continua la modernisation. La petite bibliothèque qu’il aménagea à l’intérieur du manoir reflète son goût pour la science et le savoir. Il mourut au tout début de la première guerre mondiale, en 1914, et fut amèrement regretté par la population du domaine, qui sentait bien qu’une époque était en train de se terminer.

Sous son successeur Louis (1866–1925), qui était son frère, l’exploitation fut vendue à une entreprise qui, en 1926, stoppa les activités de la forge. L’héritage passa à une branche de la famille établie en Suisse. Lorsque le régime juridique d’indivisibilité fut dissous, en 1978, Louis de Geer, né en 1944, reprit Lövsta et une fondation fut créée, en 1986. Elle reçut en don le manoir, les dépendances et le parc, avec la mission de sauvegarder le domaine comme un lieu de mémoire, et de le présenter au public.

 

Louis De Geer et son épouse Adrienne Gérard, dans la salle à manger du manoir. David Beck est l’artiste qui a réalisé le portrait de De Geer.

Portrait by David Beck. right: copy of a 17thcentury painting by an unknown artist. photo: Gabriel Hildebrand, 2018.

Les portraits des plus anciens maîtres de forge et de leurs épouses sont assemblés dans la grande salle à manger du manoir. photo: Gabriel Hildebrand, 2018.

La forge de Lövsta peu avant le sac des Russes. Peinture conservée au manoir. photo: Gabriel Hildebrand, 2015.

La forge de Lövsta après la reconstruction du XVIIIe siècle. Lavis de Daniel Tilas, 1762. Bibliothèque universitaire d’Uppsala.


Litteratur:

Tomas Anfält, ”Herrgård och bruk. Om livet på Leufsta på 1700-talet”. I Vallonerna. Stiftelsen Leufstabruks utställningskataloger nr 3. 1996
E,W. Dahlgren. Louis De Geer. 1587–1652. Hans lif och verk. Faksimilutgåva med inledning av Görgy Nováky. Atlantis i samarbete med Föreningen Leufsta Vänner 2002
Louis de Geer, ”Ätten de Geer på Leufsta”. I Ann-Charlotte Ljungholm, red. Lövstabruk. Ej sin like i hela riket. Stiftelsen Leufsta 2011

Av Karin Monié